Le non-jugement ou comment passer d'une «compétition mentale» à une «compétition vécue»

Le jugement est l’action mentale qui « détermine », de façon objective et subjective, le succès, ou non, de l’action entreprise. En compétition alors que l’enjeu fait son apparition, la question du jugement va de pair avec la gestion de l’erreur. J’engage un combat : au-delà de la victoire ou de la défaite, il y a ce que je décide d’en faire… consciemment ou inconsciemment.

Le jugement subjectif pourrait se résumer à « suis-je satisfait de ma prestation ou non ? ». Toutefois, cette façon de traiter l’information complexifie la pratique sportive : non seulement je peux gagner ou perdre dans les faits, mais, je peux aussi gagner ou perdre dans ma tête.

C’est ainsi qu’un sportif victorieux peut sortir d’une compétition totalement défait, car il n’a pas exécuté la performance souhaitée ou imaginée. A l’inverse, mais plus rare, un sportif peut perdre dans les faits mais être content car il a rempli des objectifs fixés au préalable.

Une même action entraîne, conjointement, un jugement factuel et un jugement subjectif. Ceux-ci peuvent être concordants ou contraires, et par conséquent, ont un impact sur la mémorisation et le vécu. Ils influencent ainsi :

– la suite de la compétition,

– les compétitions futures,

– la mémoire du sport.

 

Quatre configurations sont donc possibles :bhagdatis

  • Victoire objective + victoire subjective
  • Défaite objective + victoire subjective
  • Victoire objective + défaite subjective
  • Défaite objective + défaite subjective

Au tennis, comme dans de nombreux sports, cette notion est particulièrement présente car elle se reproduit autant qu’il y a d’échanges. Et bien entendu, le résultat global du match sera soumis au même examen.

 

Les conséquences sur la suite de la compétition :

Le sentiment constant de déception est nuisible au déroulement de la compétition et à sa finalité. L’empilement de ces sentiments et pensées défaitistes contribue à une vision, en partie faussée, ainsi qu’à un vécu uniquement négatif de l’instant – réduisant ainsi la compétition à sa dimension de contrainte.

La prise de plaisir, l’accès à des sensations agréables devient quasi impossible dans ce contexte. A terme, un phénomène d’usure mentale peut apparaître.

 

Les conséquences sur la mémorisation :

Les processus de mémorisation ont une part automatique ; d’où l’importance d’émettre un jugement « objectif ».

Au tennis, pour faire évoluer son niveau, un simple « faute ! » n’est pas suffisant. Le cerveau a besoin d’informations supplémentaires. La plupart lui sont données de manière inconsciente et automatique, mais d’autres peuvent lui être apportées consciemment.

« De combien la balle est-elle sortie ? 3 mètres ou 2 centimètres ? » Cela permettra de nuancer l’erreur technique et d’y apporter un correctif approprié dès le point suivant. Cette attitude est adoptable en compétition comme lors des entraînements.

Le hawk-eye, un jugement de précision

Sans précisions, le cerveau apportera des correctifs mais ceux-ci seront globaux et ne correspondront pas forcément à ce qu’on en attend, à savoir ne pas réitérer l’erreur.

Le cerveau privilégiant le ressenti à l’aspect technique pur, il s’adaptera de manière grossière, là où la technique demanderait plus de finesse. C’est le même processus lorsque l’enseignant fait des observations à son élève. En compétition, c’est à l’élève d’être son propre enseignant.

Mais, il n’est pas facile de garder un jugement objectif sur ses erreurs, car l’émotionnel entre en jeu. Notre personnalité, plus ou moins perfectionniste, influence également. Nous avons ainsi un dialogue intérieur permanent : « Ai-je réussi ? » auquel se rajoute : « Ai-je suffisamment bien réussi ? ». Questions/réponses répétées autant de fois qu’il y a de points dans un match.

 

Les conséquences sur le vécu et donc sur la mémoire même du sport :

Les conséquences subjectives sont paradoxales. En effet, le gain d’une compétition qui ne satisfait pas, va créer un sentiment de défaite et de déception. Malgré une victoire dans les faits, de nombreux sportifs se trouvent ainsi dans l’insatisfaction permanente car trop rigides. Bien que cela puisse avoir parfois un intérêt (détermination, volonté de surpassement), cela a surtout des inconvénients majeurs.

Ce qui sera mémorisé et comment, est déterminé par l’intensité du vécu de la situation. Le jugement objectif, sans savoir de combien de centimètres la balle est sortie, n’aura ainsi que peu d’incidence sur la qualité du processus mémoriel.

En revanche, lorsque le sportif est satisfait ou insatisfait, les émotions entrent en jeu faisant prendre à l’erreur une toute autre dimension. Notamment, le risque que le sportif s’identifie à son erreur donnant ainsi les traditionnels « Je suis nul ! » ou encore « Je suis bon à rien ».

Ces propos courants chez les compétiteurs, et généralement considérés anodins, sont pourtant lourds de conséquences. On passe ainsi d’une simple erreur potentiellement facile à rectifier, à une remise en cause de soi-même et de ses capacités.

 

>>> Un jugement « imprécis, négatif » à la place d’un jugement « objectif, neutre émotionnellement » conduit à augmenter l’intensité de l’investissement personnel. C’est-à-dire ancrer en mémoire l’erreur que l’on vient de faire. Par extension, ceci interviendra sur notre mémoire-même du sport modifiant ainsi l’apprentissage « juste » des entrainements.

En jugeant de manière subjective, nous avons ainsi toutes les chances de refaire inconsciemment la même erreur !

Ce jugement émotionnel prend le dessus sur le jugement « réel » et se substitue à lui. En observant un match de tennis, vous verrez facilement que les deux jugements sont rarement raccords, hormis chez les plus grands joueurs. Celui qui reste, c’est l’émotionnel. C’est, de fait, lui qui va décider quelles corrections apportera le cerveau, en toute « in-objectivité ». C’est ce que j’appelle « une compétition mentale ».

Tout se passe dans la tête sans référence à la réalité objective. C’est un travail de longue haleine que de parvenir à dépasser ce stade et parvenir une « compétition vécue ». Ce qui est pourtant le meilleur gage de progression dans l’entrainement comme dans les compétitions.

NadalHawk

Il s’agit donc d’appliquer le « non-jugement ». Je parle bien-sûr ici de l’émotionnel. Chacun a intérêt d’être objectif sur sa pratique sportive : permettre une amélioration continue et précise de sa maîtrise technique. En revanche, si celui-ci est court-circuité par les émotions alors il ne sert plus à rien. Ses apports sont laissés pour compte.

Cet impact du jugement dépasse le domaine sportif. C’est un processus constant y compris dans la vie quotidienne. L’être humain est le champion du monde de l’insatisfaction. Parvenir à ne plus juger est la première étape de toutes les disciplines qui s’intéressent à l’observation de soi, à l’introspection. Que ce soit la psychologie, le yoga, la méditation, la sophrologie.

Au tennis, le premier à l’avoir abordé est Timothy GALLWEY dans son ouvrage Tennis et psychisme. Il a, par ailleurs, adapté son propos au golf, à la musique, au ski avec sa série d’ouvrages « Inner game » car il s’agit finalement du même processus.

En France, Sauveur CUOMO reprendra cette notion en la faisant évoluer, dans sa méthode sophro-tennis, vers une dimension pratique avec ce qu’il nomme « l’accueil de l’erreur ». Il s’agit d’obtenir des moyens concrets de limiter l’impact de l’émotionnel sur l’objectif.

En conclusion, il est bon de garder en tête qu’avoir une perception juste et objective de ce que l’on fait conduit à faire la part des choses entre son identité et ses actes. Une erreur n’est qu’une erreur. Apprendre à remplacer les « je suis nul ! » par un simple « j’ai commis une erreur que je m’efforcerai de ne pas reproduire » est essentiel. Le bénéfice majeur sera une prise de plaisir accrue par des « compétitions vécues » au travers des sensations et plus seulement à travers le filtre de la pensée. Le sport n’est pas un raisonnement intellectuel mis en pratique, mais avant tout, un art du corps et une formidable source d’expression de soi-même.

Il s’agit de faire confiance au corps, qui a mémorisé des gestes justes durant l’apprentissage et ne pas laisser des émotions ou des pensées parasites s’insinuer dans cet Art. En guise d’inspiration, je vous livre ces quelques lignes de l’ouvrage d’André SCALA :

« Comme Federer, il [Nadal] place l’esprit sous la conduite du corps. Federer et Nadal savent entendre la voix de ce sage inconnu, le corps ; l’âme, pour eux aussi, est l’idée du corps. Nadal décrit ainsi l’ordre des choses quand il joue bien au tennis : « ma tête obéit quand « je » lui demande quelque chose ». « Je » c’est le corps. Il n’abandonne presque jamais, il râle très rarement. »

A SCALA (cf. référence ci-dessous)

Mathieu CHARON

Bibliographie :

André SCALA, Silence de Federer, p 70/71, Les Essais, Editions de la Différence, 2011

Timohy GALLWEY, Tennis et psychisme, Editions Robert Laffont, 1976

Timothy GALLEY, The inner game of stress, Editions Random House, 2009

Timothy GALLWEY, Ski et psychisme, Editions Robert Laffont, 1987

Sauveur CUOMO, Tennis et dynamique mentale, autoédition, 1996

Sauveur CUOMO, Le tennis, un yoga de la vie, autoédition, 2000